Lettre ouverte d'une collègue au Ministre
Monsieur Peillon,
Je suis enseignante en école élémentaire depuis 15 ans.
A deux doigts de présenter ma démission à mon administration, à cause de vous.
J'ai pourtant des conditions de travail ultra-privilégiées cette année : un CP pur de 19 élèves, et des élèves en or. Cela n'a pas toujours été aussi facile, je ne vous le cache pas. Mais, pendant toutes ces années, malgré une dépression l'an passé, je me suis accrochée. J'y ai cru : bientôt un gouvernement de gauche au pouvoir ! Enfin, nous allions être à nouveau considérés ! Enfin, nous allions être écoutés ! Enfin, nous allions travailler tous ensemble pour que nos conditions de travail, à nous enseignants et à eux, nos petits élèves, s'améliorent. Et vous êtes arrivé. Et tout s'est écroulé.
Mon mercredi matin, si indispensable à mon équilibre nerveux, pour tenir le coup toute une semaine ? Envolé !
Mon mercredi matin, si indispensable à la préparation de ma classe, et si utile à mes corrections de cahiers ? Dissipé !
Mes congés d'été, juste compensation à une rémunération plus que faiblarde après 5 ans d'études supérieures ? Menacés !
La considération de mes concitoyens ? Variable, mais bien souvent médiocre, à la hauteur de notre rétribution.
Beaucoup trouvent que je n'élève pas assez bien leurs enfants à leur place.
Et pourtant, ces enfants, on s'en est occupé : on les a accompagnés, on les a guidés, on les a aidés, on les a fait progresser toutes ces années, pendant lesquelles nous avons été si maltraités. Si le bateau n'a jamais coulé, c'est parce que mes collègues et moi-mêmes, nous avons travaillé à le maintenir à flot contre vents et marées...
Et ils grandissent, nos petits élèves, et quand ils nous croisent dans la rue, beaux jeunes gens qu'ils sont devenus, et qu'ils nous disent " Ah, Madame Dhénin, comme je suis content de vous voir ! J'vous oublierai jamais, vous êtes une super maîtresse", là, on se dit qu'on n'a pas oeuvré pour rien. Malgré la déconsidération du grand public; malgré le mépris de nos dirigeants. On sait que l'important, c'est ce jeune-là, qui a eu confiance en nous, et que nous avons un petit peu aidé à grandir.
Mais là, j'en arrive à un point où tout l'amour, le respect et la reconnaissance de mes anciens petits élèves ne me suffisent plus.
Je suis angoissée.
Angoissée, par la crainte de ne pas être capable de tenir le coup physiquement et nerveusement, avec les semaines rallongées que vous vous apprêtez à nous infliger.
Angoissée parce que, ce que vous présentez comme l'école idéale, je n'en veux pas pour mon fils de 3 ans !
(Vais-je le mettre dans le privé, vais-je le déscolariser et lui faire faire l'école à la maison ? Moi, qui étais dans les cortèges pour la défense de l'école publique dans les années 80...jamais je n'aurais pensé en arriver là...)
Angoissée, parce que si je veux un jour toucher ma pension, je devrai travailler à plus de 67 ans, et je sais déjà que je n'en serai pas capable, surtout dans les conditions que vous souhaitez nous imposer.
Angoissée parce que si nous ne sommes pas soutenus, considérés, écoutés, entendus par un gouvernement de gauche, qui le fera ?
Si nous nous opposons à vos propositions, ce n'est pas juste pour vous empêcher d'expérimenter à grande échelle les théories de votre dernier livre. C'est parce que nous savons qu'elles n'amélioreront en rien nos conditions d'enseignement (et donc les conditions d'apprentissages de nos élèves), et qu'au contraire, elles alourdiront encore notre charge de travail - déjà bien lourde, ce que vous n'êtes pas sans savoir.
Monsieur Peillon, vous qui citez Rousseau et Aristote, vous devriez être notre premier défenseur. Comme vous, nous incarnons auprès de la population des valeurs autres que celles de l'argent-roi.
C'est pourquoi votre attitude envers nous est tout simplement injuste et indigne. Vous ne pouvez pas exiger de nous plus que ce que donnons déjà. Nous sommes à flux tendu, à l'instar de nos collègues, médecins et infirmiers des urgences. Je souhaiterais sincèrement que vous en preniez conscience.
Bien cordialement,
Marie-Sylvie Dhénin, professeur des écoles.